Donald Tournier


Auteur Franco-britannique né en 1988, Donald Tournier a étudié la littérature et l'anthropologie. Il a vécu en Belgique, en Chine, en France et en Angleterre. Son livre Ouroboros Poèmes souterrains a été publié en janvier 2015 par les éditions Tituli.

   J’aime dire que je suis le poète parisien le plus célèbre de ma génération. Ça ne veut bien sûr rien dire : simplement, plusieurs centaines de personnes chaque jour m’entendent proclamer que j’écris des vers, et quelques-uns sont assez curieux pour en lire un. C’est une source d’orgueil (ou, plus souvent, une consolation) pour moi que de me dire que chaque nuit, quelques dizaines de personnes se couchent en ayant lu un poème à moi.

   Le fait est qu’il est loin d’être rare d’écrire des vers. Ici je vais faire une courte digression.

  Certains archéologues et anthropologues proposent une théorie intéressante du langage. Le premier acte de communication entre humains aurait été d’allier leurs cris à leurs battements de cœur. Ces vocalises rauques alliés au rythme primordial aurait entraîné le développement de la musique, et par la suite de la danse. Le raffinement et la complexification des sons aurait abouti à un proto-langage, qui aurait permis aux humains de communiquer leurs vies intérieures.

 Chez la plupart des primates, cette communication de rythmes internes, d’états corporels ou émotifs, essence de la sociabilité, est accomplie par l’épouillage, qui produit les endorphines requises par leurs organismes. Un singe solitaire est un singe morbide. Cette activité rituelle constitue une sorte d’économie totalisante du tissu social simiesque. Mais le développement d’un langage rhythmique chez les nouveaux primates non-arboréaux (Homo ergaster) aurait permis une communication plus efficace, une condensation de l’effet cérébrochimique.

  Cette particularité de la sociabilité humaine coïncide (marge d’erreur : +/- 400 000 ans) avec un autre facteur d’évolution physico-sociale : le feu.
Au fur et à mesure que H. ergaster et ses descendants antecessor (1,2 Ma – 700 000 a) et surtout erectus (1 Ma – 300 000 a) domestiquent le feu, leurs corps changent.
  D’abord, le feu tient chaud : leurs peaux se dénudent, leurs corps brûlent moins de calories pour se chauffer.
  Le feu cuit aussi les aliments : leurs dents se font plus petites, plus pointues, leurs mâchoires s’affinent progressivement. Leur digestion, elle aussi, brûle moins de calories. Sous le double effet de la réduction de la force de la mâchoire et d’un nouveau surplus d’énergie, la boîte crânienne grandit, ainsi que l’appareil cérébral.

  Ceci aurait entraîné une sociabilité de plus en plus complexe, nécessitant le raffinement de la fonction langagière.
  C’est ici que le chercheur Robin Dunbar, en particulier, fait intervenir la poésie : nouvelle forme de langage alliant les rythmes primordiaux et la complexité croissante des codes de sociabilité, elle serait la forme la plus efficace, en termes d’évolution sociale, de communication.

 J’avoue que dans mes moments de dépit je pense pour m’encourager à cette archéologie immatérielle de mon métier. Ce que je veux y relever n’est pas une justification de mon art, mais sa qualité, dans cette version de l’histoire, de ressource à apprivoiser, comme le feu lui-même.

  Aujourd’hui, bien sûr, nous sommes tous Prométhée, et le feu ne sert même plus à se chauffer ni à cuisiner. Tout juste si la flamme survit, au creux de la main quand nous allumons une blonde. C’est un feu de gaz, un feu électrique, un feu abstrait.
[...]
Donald Tournier

Éloge du Réseau, extrait de Ouroboros Poèmes souterrains, edition Tituli, Paris 2015.

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